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LE TEMPS ET LA DISTANCE

Sir Wilfred Lafargue reposa sa tasse et s’approcha de l’une des hautes fenêtres qui éclairaient son bureau spacieux. Il se déplaçait avec une agilité surprenante pour un homme de cette corpulence ; comme s’il était toujours le jeune avocat enthousiaste d’antan. On disait de lui qu’il avait été bel homme, mais maintenant qu’il avait atteint la cinquantaine, ses habitudes de bon vivant et autres excès avaient laissé leurs traces, des traces que sa jaquette et son pantalon soigneusement coupés ne parvenaient plus à dissimuler.

Le café était bon : il décida d’en redemander. Mais pour le moment, contempler ce qui se passait derrière sa fenêtre suffisait à son bonheur. C’était une de ses vues préférées : la Cité de Londres où, en dépit des constructions toujours plus nombreuses, subsistait une multitude de parcs et jardins joliment arrangés. Il était installé à Lincoln’s Inn, l’un des principaux centres d’affaires juridiques, adresse prestigieuse de la plupart des professionnels qui offraient leurs services au pouvoir et à l’argent.

Cette demeure, par exemple, avait été dans le temps la résidence londonienne d’un général célèbre, mort de manière misérable d’une fièvre contractée aux Indes occidentales. Désormais, elle abritait les bureaux du cabinet d’avocats qui portait son nom et dont lui, Lafargue, était l’associé principal.

Il regarda distraitement quelques voitures qui s’engageaient dans Fleet Street. C’était une belle journée, un ciel bleu surmontait les flèches et autres bâtiments impressionnants. De la fenêtre la plus éloignée, il pouvait apercevoir Saint-Paul, ou du moins le dôme de la cathédrale. C’était un spectacle dont il ne se lassait pas, un point qui représentait pour lui le centre du monde.

Il examina la visiteuse qui l’attendait. Ses collaborateurs avaient déjà beaucoup travaillé sur ses affaires, mais c’était la première fois qu’il rencontrait cette dame. Lady Catherine Somervell. Lorsqu’il avait évoqué ce rendez-vous avec sa femme, elle s’était montrée irritée, comme si cela la blessait.

Il sourit. Mais comment aurait-elle pu comprendre ?

Enfin, il pouvait voir à quoi ressemblait cette célèbre vicomtesse. Certainement l’une des femmes qui faisaient le plus parler d’elles : si seulement un dixième de ce que l’on racontait était vrai, il allait bientôt découvrir ses forces et ses faiblesses. Elle avait surmonté les unes et les autres, le scandale et la calomnie. Le fait que feu son époux soit mort de manière assez mystérieuse en duel avait été fort opportunément oublié. Son sourire s’élargit. En tout cas, pas de moi.

Il se retourna, agacé, en entendant une porte s’entrouvrir. Son premier clerc passa la tête.

— Qu’y a-t-il, Spicer ?

Les affaires du cabinet reposaient sur le premier clerc, homme dévoué qui ne laissait passer aucun détail pour ce qui était de la paperasserie. Par ailleurs, parfaitement lugubre.

— Lady Somervell s’apprête à repartir, sir Wilfred, répondit Spicer.

Il s’exprimait d’un ton extrêmement neutre. Lorsque le Premier ministre, Spencer Perceval, avait été assassiné par un dément à la Chambre des communes, il avait annoncé la nouvelle de la même façon, comme s’il parlait de la pluie et du beau temps.

Lafargue aboya :

— Que voulez-vous dire, elle repart ? Cette dame a rendez-vous avec moi !

Spicer restait impavide.

— Cela fait près d’une demi-heure, sir Wilfred.

Lafargue réussit à se contenir, au prix d’un grand effort. Il était dans ses habitudes de faire attendre ses clients, quel que soit leur rang dans l’échelle sociale.

Cela commençait mal. Il lâcha seulement :

— Faites-la entrer.

Il alla s’asseoir derrière son immense bureau, les yeux tournés vers l’autre porte. Chaque chose était à sa place, un siège en face de lui, et derrière, des piles impressionnantes de volumes reliés de cuir qui montaient jusqu’au plafond. Sérieux, inspirant la confiance, comme la Cité. Comme une banque.

Il se releva légèrement lorsque les battants s’ouvrirent et Lady Somervell pénétra dans la pièce. Celle-ci était bien trop vaste pour un bureau, mais Lafargue l’appréciait justement pour cette raison : les visiteurs étaient souvent intimidés car ils devaient la traverser pour arriver jusqu’au siège devant sa table.

Mais, pour la première fois de sa carrière, il obtint le résultat exactement inverse.

Lady Somervell était plus grande que ce à quoi il s’était attendu. Elle s’avança d’un pas assuré, ses yeux sombres ne le quittant pas un instant. Elle était vêtue de vert et portait un chapeau de paille à large bord, orné d’un ruban assorti. Lafargue était assez intelligent pour comprendre que sa petite ruse qui consistait à la faire attendre était inutile avec une femme de ce genre.

— Asseyez-vous, je vous prie, lady Somervell.

Il l’observa qui s’installait avec aisance dans le fauteuil à dossier droit : on la sentait tout à la fois sûre d’elle et sur ses gardes.

— Je vous prie de me pardonner ce retard. Une difficulté de dernière minute.

Elle jeta un bref regard à la tasse vide.

— Bien sûr.

Lafargue se rassit et effleura quelques papiers épars sur son bureau. Il était difficile de ne pas la regarder. Elle était belle : pas moyen de la décrire autrement. Elle avait les pommettes hautes. Ses cheveux, si sombres qu’ils auraient pu être noirs, étaient relevés au-dessus des oreilles, si bien que son cou et sa nuque paraissaient étrangement exposés et sans défense. Provocante. Elle n’eut pas l’ombre d’un sourire en répondant :

— Ainsi, quelles sont les nouvelles auxquelles je dois m’attendre ?

Ce regard scrutateur n’avait pas échappé à Catherine. Ce n’était pas la première fois, et de loin. Ce juriste célèbre, que lui avait recommandé Sillitœ lorsqu’elle lui avait demandé conseil, n’était pas différent des autres, en dépit de ses grands airs et de son goût de la mise en scène. Sillitœ lui avait dit : « Il est comme tous les avocats, son talent et son honnêteté sont fonction du montant de ses honoraires ! »

Lafargue reprit :

— Vous connaissez les affaires de feu votre mari dans le détail – il toussota poliment. Pardonnez-moi. Votre premier mari, voulais-je dire. Elles ont prospéré, y compris pendant la guerre entre la Grande-Bretagne et l’Espagne. Son fils, qui lui a survécu, souhaite que vous receviez ce qu’il avait toujours prévu de vous léguer – il jeta un coup d’œil à ses papiers. Claudio Luis Pareja était un fils de son premier mariage.

— Oui.

Elle avait fait semblant de ne pas comprendre la question sous-jacente : de toute manière, il était au courant. Lorsque Luis lui avait demandé de l’épouser, il était deux fois plus âgé qu’elle. Son fils lui-même, Claudio, était plus vieux qu’elle. A l’époque où le petit Luis, homme aimable, l’avait prise pour femme, elle avait peur. Elle était aux abois, désespérée. S’il ne s’agissait pas d’amour, comme celui qu’elle connaissait maintenant, la gentillesse de cet être, le besoin qu’il avait d’elle avaient été comme une libération. Elle n’était qu’une pauvre fille alors, il lui avait offert un horizon, appris les bonnes manières des gens qu’il fréquentait.

Luis était mort lorsque le vaisseau de Richard Bolitho s’était emparé du navire à bord duquel ils avaient pris passage, alors qu’ils se rendaient sur ses terres, à Minorque. Après coup, elles s’était rendu compte qu’elle était tombée amoureuse de Richard, mais elle l’avait déjà perdu. Jusqu’à Antigua, lorsqu’il était entré dans Port-aux-Anglais à bord du vieil Hypérion sur lequel il arborait sa marque.

Elle sentait les yeux de l’avocat qui l’examinaient, mais lorsqu’elle relevait la tête, il se replongeait dans ses papiers.

— Ainsi, poursuivit-elle, je suis très riche ?

— Exactement, milady.

Ce qui l’intriguait, c’était qu’elle ne manifeste aucune surprise, qu’elle n’ait aucun mouvement de triomphe, et cela depuis leurs premiers échanges épistolaires. Une veuve belle, jalousée, fortunée : jolie tentation pour bien des hommes. Il songeait à Richard Bolitho, ce héros, celui que tous les marins semblaient tant admirer. La peau de Lady Somervell était bronzée comme celle d’une campagnarde, de même que ses mains et ses poignets. Il se demanda ce qu’était leur existence, lorsque l’océan et la guerre ne les séparaient pas.

Cette réflexion lui fit dire :

— Il paraît que les choses bougent enfin, en Amérique du Nord.

— Mais encore ?

Elle posa une main sur sa poitrine. Cela s’était passé très vite. Comme une ombre, une menace.

— Nous avons été informés que les Américains ont attaqué York. Ils ont traversé le lac et incendié les bâtiments du gouvernement.

— Quand cela ?

Une seule question, posée comme on jette un pavé dans une mare.

— Oh, cela remonte à environ six semaines, apparemment. Les nouvelles mettent du temps à nous parvenir.

Elle regarda par la fenêtre les arbres tout justes reverdis. Six semaines. Fin avril. Richard était peut-être là-bas. Elle demanda calmement :

— Autre chose ?

Il s’éclaircit la voix. Cette anxiété soudaine l’encourageait : après tout, peut-être était-elle vulnérable ?

— Oui, une histoire de mutinerie à bord de l’un de nos vaisseaux. Pauvres gens, il est difficile de les en blâmer… Mais il y a des limites, et nous sommes en guerre.

— De quel bâtiment s’agit-il ?

Elle savait qu’il jouissait de son inquiétude. Cela n’avait aucune importance. Pas plus que cet argent, même si c’était le cadeau inattendu de ce pauvre Luis, mort depuis tant d’années. Elle lui demanda plus durement :

— Vous vous en souvenez ?

Il serra les lèvres.

— La Faucheuse. Oui, c’est bien cela. Vous connaissez ce bâtiment ?

— Il appartient à l’escadre de Sir Richard. Son commandant a été tué l’an passé. En dehors de cela, je n’en connais rien.

Comment aurait-il pu comprendre ? Une mutinerie… Elle se rappela l’expression de Richard lorsqu’il lui avait décrit ce que c’était, quel en était le prix pour les innocents aussi bien que pour les coupables. Il avait été mêlé aux grandes mutineries qui avaient étonné tout le pays à une époque où l’on s’attendait à une invasion ennemie. Certains avaient même cru que c’était le premier signe de la même révolution qui avait déclenché la Terreur en France.

Comme Richard devait pester et détester ce genre d’événement au sein de sa propre escadre. Il devait s’en vouloir de ne pas avoir été là lorsque les premiers germes de la rébellion avaient été semés.

Une responsabilité pleine et entière. Et une punition pour lui, par la même occasion.

Lafargue reprit :

— A présent, venons-en à l’autre sujet. Le bail de la propriété est à nouveau libre.

Il regardait la main de Lady Somervell qui reposait toujours sur sa poitrine. Son médaillon brillant se soulevait, révélant les battements précipités de son cœur.

— L’actuel titulaire du bail, un noblaillon ruiné par la malchance ou par une confiance inconsidérée dans ses calculs, désire plus que tout le transférer par acte notarié. Il s’agit d’un hôtel qui coûte cher, madame, et il est occupé.

Il savait. Bien sûr, il savait… Elle répondit :

— Par Lady Bolitho !

Elle jeta un coup d’œil au rubis qu’elle portait au doigt, celui que Bolitho lui avait offert dans l’église de Zennor, le jour du mariage de Valentine Keen et de Zénoria. Ce souvenir lui brisait le cœur. A Falmouth, tous devaient attendre la dame de l’amiral – ou alors la putain, au choix.

— J’en ai décidé ainsi. Je souhaite faire baisser le prix du bail.

Elle leva brusquement les yeux et Lafargue découvrit une autre femme, celle qui avait échappé au naufrage et qui avait conquis bien des cœurs. Et il lisait sur son visage que tout ce que l’on disait d’elle était exact.

Elle ajouta :

— Et j’entends qu’elle le sache !

Lafargue agita une petite sonnette et son premier clerc arriva comme par magie, accompagné de l’un de ses collègues.

Il se leva et regarda Spicer préparer les documents avec une plume toute neuve. Puis il jeta un coup d’œil à la bague que portait Lady Somervell, se demandant quel pouvait en être le prix : elle était faite de rubis et de diamants, comme le pendentif qu’elle portait, un pendentif en forme d’éventail. Il songea à sa femme en se demandant ce qu’il lui raconterait de cette journée.

— Ici. Et encore ici, milady, annonça Spicer.

Elle signa rapidement. Elle revoyait le petit bureau en désordre de ce notaire de Truro qui gérait les affaires des Bolitho depuis des générations. Des chaises sur lesquelles s’empilaient dossiers et documents écornés. Couverts d’une telle poussière qu’ils n’avaient pas dû être consultés depuis bien longtemps. Comme prévu, c’était le gros Yovell qui l’avait conduite là-bas lorsqu’elle lui avait dit ce qu’elle avait appris de Séville. Cette Espagne où elle avait déserté son enfance.

Du désordre, certes, mais on l’y avait reçue comme si elle était une habituée. Allday aurait dit : comme quelqu’un de la famille.

Lafargue reprit :

— Nous sommes habitués à traiter des transactions de ce genre, milady. Un aussi joli visage ne devrait jamais être importuné par les affaires d’argent.

Elle leva les yeux et lui sourit.

— Merci, sir Wilfred. Je reconnais bien volontiers vos talents de juriste. Quant aux compliments, j’en ai tant que j’en veux, il me suffit de m’adresser au portier de Billingsgate[2] !

Elle se leva, attendit que Lafargue lui prenne la main. Après avoir un peu hésité, il la porta à ses lèvres.

— Tout l’honneur est pour moi, milady.

Elle salua d’un signe de tête les deux clercs, l’impassible Spicer lui sourit. Il se souviendrait de cette journée, quelles qu’en soient les raisons.

Lafargue fit une dernière tentative :

— J’ai remarqué que vous étiez venue dans une voiture de Sir Paul Sillitœ, milady…

Elle se tourna vers lui et il fut tout décontenancé par ses yeux sombres.

— Vous êtes très observateur, sir Wilfred.

Il l’accompagna jusqu’à la porte.

— Un homme très influent.

Elle s’examina dans un miroir en passant. Son rendez-vous suivant aurait lieu à l’Amirauté. Elle se demandait si Bethune finirait par lui dire ce qu’il savait à propos de York et de la mutinerie.

— Sauf votre respect, milady, je crois que Lord Sillitœ vous verrait comme une concurrente sérieuse.

Elle se tourna vers lui une nouvelle fois. Elle eut soudain le cœur serré. Elle aspirait tant à ne plus être seule : elle avait envie de voir Bolitho, elle avait besoin de lui.

— J’ai appris que la concurrence peut rapidement se transformer en obstacle, sir Wilfred. Un obstacle qu’il convient de lever. N’est-ce pas votre avis ?

 

De nouveau posté derrière sa fenêtre préférée, Sir Wilfred Lafargue aperçut le cocher qui se précipitait pour ouvrir la portière de la voiture. L’un des hommes de main de Sillitœ, songea-t-il. De ceux qui ressemblaient plus à des lutteurs de foire qu’à des domestiques. Il la vit qui s’arrêtait pour observer quelques moineaux occupés à boire dans le trou laissé par le sabot d’un cheval. Elle était trop loin pour qu’il puisse distinguer son expression, mais il savait qu’elle ne se souciait absolument pas des passants qui la dévisageaient.

Il essaya de remettre ses réflexions en ordre, comme il l’aurait fait avant de préparer un procès, ou de rédiger une contre-argumentation. En fin de compte, tout ce qu’il ressentait, c’était de la jalousie.

 

A Fallowfield, l’auberge du Vieil Hypérion était pleine à craquer. C’était une chaude soirée de juin, la pratique était constituée essentiellement d’ouvriers agricoles qui retrouvaient des compagnons venus des fermes environnantes après une longue journée passée aux champs. Certains s’étaient installés dehors, autour de tables posées sur des tréteaux. L’air était si calme que la fumée des longues pipes s’élevait tout droit dans les frondaisons immobiles. Même les touffes de digitales s’agitaient à peine. Plus loin, derrière les arbres qui s’enfonçaient dans l’ombre, la Helford brillait doucement dans les lueurs finissantes. Elle semblait faite d’étain poli.

A l’intérieur, on avait ouvert portes et fenêtres, mais les habitués restaient près de la grande cheminée, alors même qu’elle ne contenait qu’un bac à fleurs.

Unis Allday glissa un regard par la porte de l’entrée. Tout était en ordre. Des visages connus, des couvreurs de Fallowfield, le charpentier et son compagnon qui travaillaient encore à l’église où elle et John Allday s’étaient mariés. Elle réprima un soupir, se tourna vers la couchette où dormait leur enfant, la petite Kate. Elle effleura le lit : encore un souvenir de son solide marin à la lourde démarche qui était au loin. C’est même lui qui avait fabriqué ce lit de ses mains.

Elle entendit son frère, John, qui riait à une plaisanterie en passant, chargé de pots de bière. Soldat du 31e de ligne à la retraite, il avait perdu une jambe et vivait dans une petite chaumière toute proche. Sans elle et sans son aide, elle ne savait pas comment il aurait fait.

Elle n’avait reçu aucune lettre d’Allday. Plus de quatre mois avaient passé depuis qu’il avait franchi cette porte pour accompagner au Canada l’amiral qu’il servait et aimait plus que quiconque. Lady Catherine devait éprouver le même sentiment de solitude, avec son homme par-delà les océans – bien qu’elle ait beaucoup voyagé au long cours. Unis sourit. Elle n’était jamais allée plus loin que son Devon natal avant de venir vivre en Cornouailles, et même si elle s’y était faite, elle resterait toujours une étrangère aux yeux des autochtones. Un jour qu’elle rentrait à l’auberge, elle avait été attaquée sur le chemin côtier. Deux hommes avaient essayé de la voler et de s’en prendre à elle. C’est John Allday qui l’avait secourue. Désormais, elle réussissait à en parler, et encore. Elle caressa les fleurs posées sur la table. Le calme, la chaleur, l’air immobile, tout cela la rendait nerveuse. Si seulement il revenait… Elle rêva à cette idée. S’il revenait pour de bon et pour toujours…

Elle se pencha une fois encore sur son enfant endormie avant d’aller retrouver son frère qui lui dit :

— On va faire une bonne journée, ma mignonne. Les affaires reprennent.

Il contemplait la flamme d’une chandelle qui montait tout droit.

— Je connais quelques patrons qui vont hurler s’ils restent encalminés cette nuit dans la baie de Falmouth. Ça veut dire qu’ils seront obligés de payer une journée de gages en plus !

— Et que dit-on de la guerre, John ? Je veux dire… là-bas ?

— Ça s’ra bientôt fini, j’espère. Une fois que le duc de Fer aura contraint les Français à se rendre, les Yankees n’auront plus guère envie de poursuivre la guerre tout seuls.

— Tu crois ?

Elle se souvint de la tête de John Allday, lorsqu’il lui avait enfin parlé de son fils, mort au cours d’une bataille contre les Américains. Et c’était l’année dernière, seulement. De retour chez lui, il avait pris leur enfant, si minuscule, dans ses grosses paluches, et elle lui avait confié qu’elle ne pourrait plus en avoir d’autres, que jamais elle ne lui donnerait un fils. Elle se rappelait encore très précisément sa réponse. Elle me rendra heureux. Un fils, ça sert qu’à vous briser le cœur. C’est à ce moment-là qu’elle avait tout deviné, mais elle avait attendu qu’il se décide à lui en parler lui-même.

— Quelqu’un sur la route ?

Se penchant à la fenêtre, son frère ne vit pas la peur dans ses yeux.

Elle entendit le bruit d’un cheval, un seul. Les hommes rassemblés autour de l’âtre vide interrompirent leurs conversations. Ils se tournèrent vers la porte grande ouverte. Sur cette route, si près de la pointe de Rosemullion, l’arrivée d’un seul cheval signifiait qu’il s’agissait d’un fonctionnaire. D’un garde-côtes, ou d’un agent des impôts, ou encore d’un dragon de Truro à la recherche de quelque déserteur.

Le cheval fit claquer ses sabots sur les pavés, puis ils entendirent quelqu’un accourir pour aider le cavalier. Son frère lui dit :

— C’est Lady Catherine. Je reconnaîtrais sa jument n’importe où.

Il sourit en voyant sa sœur remettre en ordre son tablier et sa coiffure, comme elle faisait toujours.

— J’ai appris qu’elle était rentrée de Londres. Luke m’a dit qu’il l’avait aperçue.

Catherine passa la porte, sa tête touchait presque la poutre. Elle avait l’air surprise de voir autant de clients. Comme si elle avait perdu la notion de l’heure.

Quelques-uns des hommes se levèrent, ou firent semblant. On entendit une ou deux voix :

— Bonsoir à vous, milady.

Elle leur tendit la main.

— Asseyez-vous, je vous en prie. Veuillez m’excuser.

Unis s’approcha d’elle et la mena dans la petite entrée.

— Vous devriez pas vous promener toute seule sur cette route, milady. Y va bientôt faire nuit. Par les temps qui courent, c’est pas prudent.

Catherine s’assit avant de retirer ses gants.

— Tamara connaît le chemin. Je suis toujours en sécurité – elle prit impulsivement la main d’Unis. J’avais besoin de venir, de voir une amie. Et vous êtes une véritable amie, Unis.

Unis se contenta de hocher la tête, bouleversée par le désespoir qu’elle devinait chez Lady Catherine. Cela semblait impossible. La dame de l’amiral, une femme d’un grand courage et d’une telle beauté, que tous acceptaient ici alors que chaque dimanche, à l’église ou à la chapelle, le scandale et le péché pouvaient être ouvertement condamnés en chaire…

— J’suis pas plus forte que vous, milady.

Catherine se leva pour s’approcher du petit lit.

— Et la jeune Kate.

Elle se pencha pour remonter la couverture. Unis la regardait, profondément émue.

— Je vous fais du thé ? Ou peut-être du café ? Et je vais voir si quelqu’un peut vous raccompagner à Falmouth. Cinq milles toute seule, ça vous fait un bout de chemin.

Mais Catherine l’entendait à peine. Elle ne s’était guère reposée depuis son retour de Londres. Aucune lettre de Richard ne l’attendait : tout était possible. Elle était allée à cheval voir la sœur de Bolitho, Nancy, et avait trouvé Lewis Roxby fort mal en point. En dépit de son attaque, il n’avait pas tenu compte des avertissements des médecins. Privé de ses passe-temps, de la chasse, de son existence trépidante de propriétaire, de magistrat et de seigneur de l’endroit, il refusait d’accepter sa nouvelle vie – une vie d’infirme. Mais cette fois-ci, Lewis n’était pas seulement souffrant ; il était mourant. Nancy s’en était aperçue : on le lisait dans ses yeux.

Catherine s’était assise auprès de lui et lui avait tenu la main tandis qu’on le rehaussait dans son lit. Il pouvait apercevoir les arbres et sa folie en pierre, désormais presque achevée. Il était gris cendre, sa main sans force. Pourtant, de temps à autre, il se tournait pour la regarder, comme pour lui confirmer que le vieux Lewis Roxby était toujours là.

Elle lui avait raconté son séjour à Londres, sans mentionner toutefois l’héritage inattendu qui lui était venu de Luis. Elle ne lui avait pas davantage parlé de son passage à l’hôtel de Bolitho. L’avocat, Lafargue, avait prévenu Belinda de sa visite, mais Catherine avait retrouvé sa carte à la porte, déchirée en deux. Cela dit, Belinda savait que la demeure dans laquelle elle menait une existence oisive, comme avant son mariage, appartenait désormais à cette femme qu’elle haïssait. Cela ne changerait rien entre elles, mais pourrait la retenir d’exiger davantage d’argent. Belinda ne confierait jamais à ses amis qu’elle vivait dans une des propriétés de celle qu’elle traitait ouvertement de prostituée.

Elle s’entendit répondre :

— Quelque chose d’un peu plus fort, Unis. Vous n’auriez pas du cognac ?

Unis courut au buffet. Était-ce bien possible, qu’elle n’ait personne d’autre vers qui se tourner lorsque Sir Richard partait ? Peut-être que Bryan Ferguson et sa femme, dans la grande demeure grise, étaient trop proches ; qu’ils lui rappelaient trop le souvenir des absents : le petit équipage de Bolitho, comme elle avait entendu John les appeler.

Catherine prit son verre, non sans se demander d’où sortait ce cognac. De Truro, ou débarqué sur cette côte rocheuse et traîtresse par des contrebandiers à la nouvelle lune ?

De l’autre côté de la porte, les rires et les conversations avaient repris de plus belle. C’était un événement qu’ils allaient pouvoir raconter à leur femme en rentrant chez eux.

Unis lui dit doucement :

— Quand… Je veux dire… Si Sir Lewis baisse les bras… qu’est-ce que ça va devenir, tout ce qu’il a fait ? C’était rien que le fils d’un fermier, à ce que l’on m’a raconté, et à présent, regardez-le. L’ami du prince en personne, il possède tout le pays. C’est pas son fils qui prendra la suite ?

Regarde-le. Ce visage gris cendre, fatigué. Chaque respiration qui lui coûtait un effort.

— Je crois savoir que son fils se fait un nom à la Cité de Londres. Lewis le voulait. Il était si fier de lui, ainsi que de sa fille. Mais il y aura beaucoup de changements, dans tous les cas.

Elle resta assise en silence un bon moment, repensant à sa visite à l’Amirauté, dernière chose qu’elle ait faite à Londres. Bethune l’avait chaleureusement reçue, faussement surpris de son arrivée. Il lui avait proposé de l’emmener à quelque réception et de la présenter à des amis. Elle avait décliné son offre. Même alors, assise dans ce bureau familier, à le regarder et à l’écouter, elle avait senti l’intérêt tout particulier qu’il lui portait, elle avait deviné qu’il était sensible à son charme qui aurait pu le mettre dans une situation délicate s’il en avait trop dit sur ses affaires. Il s’était montré incapable de lui fournir le moindre renseignement sur la guerre en Amérique du Nord ; encore qu’elle le soupçonne d’en savoir plus que ce qu’il voulait bien lui dire. Lors de sa dernière nuit, à Chelsea, elle était restée éveillée dans son lit, presque nue à la lueur de la lune qui brillait de l’autre côté de la Tamise. Elle s’était demandé ce qui se serait passé si elle avait demandé à Bethune d’user de toute son influence, de l’affection et de l’admiration qu’il portait visiblement à Richard, pour obtenir qu’on le rappelle à Londres. A vrai dire, elle avait une idée précise du prix qu’il lui aurait demandé. Elle avait senti soudain les larmes lui monter aux yeux. Aurait-elle accepté ? Se serait-elle donnée à un autre, à un homme dont son instinct lui disait qu’il aurait été la douceur même ? Non, jamais elle n’aurait pu. Il n’y avait pas de secrets entre Richard et elle : comment aurait-elle pu faire semblant avec l’homme qu’elle aimait ?

Penser qu’elle aurait seulement pu hésiter devant un tel marché, cela la dégoûtait. On la traitait de putain. Peut-être ceux-là avaient-ils raison.

Elle n’avait pas non plus été capable de dire à Lewis ce qui s’était passé après qu’elle eut quitté la demeure de Belinda. Sur la place, elle avait aperçu l’enfant avec sa gouvernante. Même s’il y avait eu là une centaine d’enfants, elle aurait reconnu Elizabeth, la fille de Richard. Les mêmes cheveux châtains que sa mère, ce calme et cette assurance, une assurance très surprenante chez un être aussi jeune. Elle n’avait que onze ans, et pourtant, c’était déjà une femme.

— Puis-je vous parler ?

Elle avait immédiatement perçu l’hostilité de la gouvernante. Cela avait été un choc lorsque Elizabeth s’était tournée vers elle. Elle avait les yeux de Richard.

L’enfant lui avait dit lentement :

— Je suis désolée, madame, je ne vous connais pas.

Puis elle avait fait demi-tour pour aller rejoindre sa gouvernante.

A quoi aurais-je voulu m’attendre ? Que pouvais-je espérer ? Mais elle ne pensait qu’à une chose : au regard de l’enfant. Cet air de mépris.

Elle se leva, tendit l’oreille.

— Je dois partir. Mon cheval…

Le frère d’Unis se tenait dans l’embrasure.

— Qu’y a-t-il, John ? demanda celle-ci.

Mais il n’avait d’yeux que pour cette femme superbe, avec son long manteau d’équitation déchiré par endroits parce qu’elle n’avait pas fait attention et s’était approchée trop près des haies.

— L’église. On sonne le tocsin – puis, se décidant brusquement : Je ne peux pas vous laisser repartir à cette heure-ci, madame.

Mais Lady Catherine ne l’entendait pas.

— Je dois partir. Je l’ai promis à Nancy.

Elle se dirigea vers la fenêtre ouverte pour écouter. La cloche. La fin de quelque chose. Le commencement de quoi ?

John était réapparu.

— L’un des gardes est ici, madame. Il va vous accompagner – il hésita, regarda sa sœur comme pour solliciter son soutien. Je vous en prie. Sir Richard insisterait, s’il était là.

Elle leur tendit les mains.

— Je sais.

Certains l’enviaient, d’autres la détestaient, et il y en avait au moins une qui la craignait depuis sa visite chez l’homme de loi. Elle ne devait pas craquer, pas maintenant. Mais sans lui, je n’ai rien, je ne suis rien. Elle leur répondit :

— J’avais besoin d’être avec des amis, vous comprenez. J’en avais besoin.

Tamara était derrière la porte, impatiente de partir.

Sir Lewis Roxby, chevalier de l’ordre des Guelfes de Hanovre et ami du Prince-Régent, était mort. Elle se souvenait de ses nombreuses marques de gentillesse, un peu rudes, et surtout du jour où, ensemble, ils avaient retrouvé le corps de Zénoria Keen.

Le « Roi de Cornouailles ». Tel qu’il resterait dans les mémoires.

 

La croix de Saint-Georges
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